Cela fait plusieurs mois que j'avais envie d'écrire cet article, constatant depuis près de deux ans, la reprise d'un débat essentiel, mais qui dans des formes de combat, entre les partisans des deux lignes, ne peut s'avérer que fratricide et laisser la voie libre, pour dire même une autoroute à la droite et à l'extrême-droite.
*Tout d'abord replaçons cette question de la gauche, la laïcité et la question des enjeux de la laïcité. C'est une vieille question mais aussi une vieille polémique.
Sans remonter à la Loi de 1905 qui a été un consensus à gauche, les choses se sont corsées à partir des années 60-70, Mai 68 qui marque l'entrée en jeu de l'influence de la gauche américaine.
*En pleine guerre du Vietnam, des combats féministes et pour l'abolition de la Ségrégation, les milieux étudiants progressistes, Martin Luther King, les militants de gauche parfois révolutionnaires mais tous favorables au multilatéralisme: ils remettent en cause la logique de leur Etat: celle d'un Etat impérialiste, rejoints ensuite par le Parti Démocrate. Les Démocrates ont en effet pris conscience -après avoir soutenu longtemps les paysans et les propriétaires moyens WASP (Américains d'origine britannique et protestante) du problème de la Ségrégation. Les WASP des classes populaires et moyennes avaient subi de plein fouet la récession des Etats du Sud qui ont vu leur économie détruite, du fait que ces Etats n'ont pas su s'occuper des secteurs forts de l'époque: le coton en particulier. Afin de faire marcher leur système, les descendants d'aristocrates britanniques exploitaient pour le coton la main d'œuvre servile, marquant du prix du sang, de la sueur et des sévices, leur système de plantations.
La Ségrégation, elle était inscrite dès l'Indépendance et confirmé par le compromis du Missouri en 1820, nouvel Etat à l'époque et qui a été sujet de débat si ce nouvel Etat devait être esclavagiste ou non.
C'est donc cette inégalité confirmée par la Loi qui a été abolie par les Démocrates au nom de l'égalité des droits constitutionnelle , mais aussi moralement, en conformité avec l'esprit de la Révolution américaine portée par les Lumières et le système parlementaire britannique libéral (dans le sens des libertés).
*Et ainsi, l'énergie de la gauche américaine, son mode de vie alternatif ont attiré la jeunesse d'Europe de l'ouest, dont celle de France. Cela passait par les hippies, la musique alternative, les combats marquants: anti-impérialisme et opposition à la Guerre du Vietnam, féminisme, combat pour les minorités, et un vent frais d'un esprit plus individuel. Tout cela contrastait avec nos sociétés guindées, aussi bien nord-américaines que ouest-européennes, marquées par la religion chrétienne, un fort contrôle social, notamment de la jeunesse et la volonté de conserver coûte que coûte le patriarcat, pilier de bons nombres de sociétés humaines. Patriarcat, auxquelles n'ont pas échappé nos sociétés européennes depuis la Grèce et Rome et jusque dans l'exportation par la colonisation et le peuplement d'origine européenne de l'Amérique du Nord à partir du XVII° siècle.
*Cette influence anglo-saxonne a eu une conséquence importante dans le débat d'idées en Europe et en France: les Anglo-Saxons sont régis par le droit britannique ou dérivé de ce dernier, qui insiste sur la jurisprudence et la priorité de la liberté individuelle sur l'Etat et ne souhaite surtout pas proclamer de vérité universelle et les sociétés anglo-saxonnes, de part les frasques et pire les tendances tyranniques de plusieurs rois anglais puis britanniques, de se méfier de l'Etat; Tandis que l'Europe continentale, fondée sur le droit romain écrit (donc laissant peu de place traditionnellement à la jurisprudence) ayant pris des éléments de tradition germanique à partir des années 500, mettant en priorité l'autorité de l'Etat (au-delà même des souverains, c'est héritage de Rome où les principes et la notion d'imperium= pouvoir et autorité, dépassaient la question des personnes) , a développé l'universalisme s'appliquant aux sociétés puis aux Nations tout entières, mettant en priorité l'avancée de droits collectifs, pour assurer l'égalité de tous. Or la gauche européenne et continentale, notamment avec le marxisme, et dans la lignée des révolutions européennes inspirées par la France: 1789 et 1848 en particulier, a toujours affirmé que son modèle et son programme ne pouvaient qu' être universels et même selon le vocabulaire marxiste: internationalistes, ce qui a amené des chocs par la suite, comme entre les deux formes de féminisme: le féminisme universel d'égalité versus le féminisme , combat des sexes, mettant en relief les spécificités du combat des femmes, minorées et traitées comme des minoritaires.
*Bien évidemment, au-delà de la nécessité d'universalisme, qui traite d'égal à égal, les personnes et les citoyens dans leurs droits et leurs différences, on ne peut gommer la spécificité de certains combats: le féminisme ne se comprend pas sans prendre en compte le patriarcat et la situation de domination sociale des hommes sur les femmes (exemple: les hommes peuvent avoir tendance à couper la parole aux femmes en assemblée publique, car consciemment ou inconsciemment, ils trouvent le discours porté par les femmes comme "non-valable",...), l'antiracisme ne peut gommer le rapport numérique, pour ne pas dire de force entre culture et apparence dominantes/ cultures et apparences minoritaires, le militantisme LGBT+ est une réaction à l'appropriation sociale et spatiale d'un modèle hétérosexuel de la société, avec souvent des tendances machistes... on peut donc dire que le point positif de l'arrivée d'influences intellectuelles anglo-saxonnes est l'apport d'un autre regard sur la réponse sociologique, politique et militante concernant les combats militants, le point négatif étant la dérive individualiste, le refus ou au moins la minoration de l'universalisme et une certaine tendance à classer en communauté, comme l'organisation sociétale américaine ou canadienne-anglophone (le Québec est davantage un entre-deux).
*Après cette mise au point, développée mais nécessaire, venons-en au cœur du sujet: comment penser la laïcité?
Depuis les années 80, le mouvement antiraciste, en réaction aux meurtres de résidents étrangers en France dans la fin des années 70 et début 80 et bien-sûr face à la montée du Front National depuis 1983 (et l'arrivée d'une majorité frontiste à Dreux, avec une coalition extrême-droite/droite), des mouvements comme la Marche pour l'Egalité en 1983, puis la création de SOS Racisme en 1986 ont voulu mettre au centre du débat l'intégration de populations françaises aux racines extra-européennes: Maghreb, Afrique de l'Ouest, notamment et la question d'une visibilité croissante de la religion musulmane. Le questionnement étant :
-Est-ce une religion comme les autres? (Ma réponse est très logiquement oui) ,
-Comment aborder l'expression affirmée d'une partie des musulmans, avec le port du voile, la volonté de s'organiser et de construire une communauté religieuse sur la place publique avec la revendication de constructions de mosquées (ne pouvant être financées par les deniers publics, en conformité aux principes de 1905) ou la demande de carrés musulmans dans les cimetières? (Ma réponse étant qu'il est légitime que les musulmans prennent leur place dans la société française)
-Est-ce une atteinte à la culture et de l'ingérence dans l'intime et ce qui relève de la liberté de conscience que de rappeler que la loi civile/de l'Etat/humaine est prioritaire dans son application par rapport à la loi religieuse, et notamment dans la thématique de la reconnaissance et affirmation de l'égalité femmes-hommes, l'aspect très sécularisé de la société française dans l'expression de règles strictes de la laïcité (neutralité des fonctionnaires,...)? (Le primat de la loi civile et laïque est pour moi un des fondements essentiels de la République)
Et le premier choc a eu lieu en 1989, quand en octobre, deux filles, au collège Gabriel-Havez à Creil (Oise), se sont présentées dans l'enceinte de l'établissement , voilées. Le Conseil d'Etat a jugé en 1992 que la loi n'était pas assez claire pour affirmer que les élèves devaient se conformer eux aussi à la neutralité laïque, quand bien même la Loi Ferry de 1881-1882 faisait de l'école publique, une école laïque donc neutre pour tous (on a toujours demandé aux jeunes élèves et garçons juifs pratiquants , d'enlever leur kippa en classe). A l'époque Lionel Jospin n'a pas vraiment su quoi répondre, coincé entre sa conviction laïque et sa volonté de ne pas entrer dans le jeu d'un conflit communautaire (les "Français de racine européenne et chrétienne" face aux "minorités bafouées"). Il a fallu la commission Stasi lancée par le président Chirac en 2003 et la Loi de 2004 sur les signes ostensibles pour régler la question de la clarification de la loi et de l'esprit de la loi.
Deux éléments se sont interférés en réalité:
-La volonté légitime de prendre place dans la société pour les Français de tradition musulmane. Rappelons que l'Hexagone connait depuis les années 1900, une immigration maghrébine donc aussi de tradition musulmane, cela fait donc plus d'un siècle, une partie de la droite et toute l'extrême-droite l'a "oublié" que l'islam est présent en France métropolitaine, il va sans dire que les colonies françaises d'Afrique dont Mayotte et la Réunion avaient de longue date des populations musulmanes.
-Le deuxième élément qui s'est interféré avec le premier est la montée de l'"islam politique", ou dit autrement et je préfère ce terme: la théocratie musulmane militante, la Révolution islamique en Iran, en 1979, étant le début de ce réveil idéologique et politique. Les théocrates ou les pro-théocrates revendiquent que la loi religieuse est la seule loi qui puisse être appliquée sur Terre et ils sont favorables à un système dictatorial où les prélats domineraient la société. Ces personnes font passer le message médiatiquement, que seul cet islam serait le vrai. Ceci est évidemment beaucoup plus complexe et c'est oublier qu'une multitude de madahib (tendances religieuses) existent en islam: d'abord la division chiisme/sunnisme et à l'intérieur du chiisme et du sunnisme, plusieurs conceptions différenciées. Il existe en outre depuis les années 80-90 l'émergence d'un islam libéral et moderniste affirmant la concordance entre valeurs de la République et valeurs musulmanes, on peut citer les philosophes Malek Chebel et Abdennour Bidar.
*Ces dernières années deux tendances semblent émerger à gauche, en plus des partisans du statu quo et des relativistes culturels:
-la tendance laïque militante, souhaitant même pour certains, renforcer la Loi de 1905: Caroline Fourest, Manuel Valls (de gauche jusqu'en 2017), le Printemps républicain (avec notamment des personnalités comme le professeur d'université Laurent Bouvet et l'adjoint à la maire d'Avignon, Amine El Khatmi),...
-la tendance "décoloniale" à l'américaine, s'inspirant des combats d'Angela Davis, les Black Panthers et les écrits du philosophe Frantz Fanon: Rokhaya Diallo, le Parti des Indigènes de la République,...
Les tenants d'une laïcité correspondant au statu quo de la Loi de 1905, finalement au milieu, se prenant pas mal de "coups symboliques" dans la figure, comme Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la Laïcité, vertement critiqué , notamment par certains laïques militants, sous prétexte, selon eux , qu'il prônerait une version "molle" de la laïcité, donc pas assez défenderesse. Benoît Hamon , à l'époque candidat aux primaires en 2016, du fait d'un propos un peu confus mais non ambigu sur les banlieues et le rapport femmes/islam (à propos d'une femme interpellée dans un bar parce qu'on jugeait qu'elle n'y avait pas sa place) a été pas mal critiqué par les partisans de Valls et une partie des partisans de Montebourg, comme relativiste culturel (argument dont les opposants aux militants de SOS Racisme fustigeaient ces derniers). Benoît Hamon est en réalité un partisan du statu quo. On voit là que les gauches à l'intérieur d'un parti ou d'une tendance élargie (gauche internationaliste et pro-européenne) se déchirent, ce qui est dommageable car une position médiane de compromis est possible.
On peut citer deux moments où ces deux gauches se sont pris le bec: en novembre 2017, quand Edwy Plenel critique fortement le journal Charlie Hebdo (dont la rédaction a été décimée par l'attentat de janvier 2015), parce qu'il estime que les caricatures qui critiquent la religion portent atteinte aux convictions des croyants et en mai 2018 quand la syndicaliste, responsable UNEF de la section de Paris IV est prise à partie par le Printemps républicain.
QUELLE POSITION ALORS ADOPTER? UN ENTRE-DEUX CONFORME A L'ESPRIT DE LA GAUCHE FRANCAISE UNIVERSALISTE ET EMANCIPATRICE EST-IL POSSIBLE?
Oui , c'est la position de la synthèse historique, position que je vais expliquer ci-dessous:
L'intimité religieuse ou mystique n'est pas forcément un mal en soi car cela relève du choix de la personne. Il est vrai qu'un certain nombre de militants de gauche estiment que la spiritualité serait une forme de superstition et de conte, car ils sont convaincus par l'athéisme. Personne en réalité n'a la réponse absolue et unique à cette question. L'essentiel étant que les croyants n'imposent rien à la société.
Ensuite, il y a une tendance qui a toujours existé à gauche, dans la conception de l'Histoire, celle de la Tabula Rasa. Cela est lié à l'idée que la Révolution prolétarienne balayerait tout le monde ancien et les "Quatre Vieilleries" et en France, elle tire son fondement de l'histoire révolutionnaire de 1792-1793. Or, croire que l'histoire commence en 1792-1793 et que la Loi de 1905 découle de cet athéisme militant est un sophisme doublement faux. C'est oublier la continuité du parcours des personnes qui ont vécu la Révolution, qui ont transmis pour beaucoup des valeurs chrétiennes à leur enfants, c'est faire fi de la construction étatique des Rois, poursuivie par Bonaparte puis la République. C'est mettre de côté , enfin, la position d'équilibre d'Aristide Briand qui a fait de cette loi, un instrument et un compromis entre athées, agnostiques et croyants.
Certains laïques militants voulaient interdire la soutane dans la rue, lors des débats à la Chambre, Aristide Briand a écarté et a convaincu la représentation nationale que c'était aller trop loin de commander la tenue des citoyens et que l'Eglise trouverait toujours un moyen de se distinguer des non-clercs.
Tiens, on retrouve la même question avec le voile. La question est close par la loi, depuis l'interdiction du niqab en 2010 et on ne pourra pas aller plus loin. Seuls la nudité totale et le couvrement total du corps (donc en l'occurrence, le visage), sont des dérogations constitutionnelles, vouloir régenter plus loin l'habillement dans la rue, viole les principes fondamentaux des libertés.
Et dans le même temps, l'État est neutre et ne reconnaît aucune religion mais protège la liberté de culte, de conscience et la libre pensée tout en même temps. La France, la société française et la République forment alors, en conséquence une synthèse historique entre 1789, la Révolution, la République de 1792 et ses suites: 1848, Commune, mais aussi son histoire royale, son origine médiévale et chrétienne, l'aventure controversée/ambiguë de Bonaparte...
Il en va de même pour le Peuple français : le noyau originel celte/romain/germanique mais aussi bien-sûr la diversité des Outremers: Amérindiens, descendants d'esclaves africains, métis, Polynésiens, Canaques... et le creuset de l'immigration, nous la France, premier pays historiquement lié à l'immigration depuis les années 1840: Italiens, Belges, Polonais, Espagnols, Arabo-berbères du Maghreb, Portugais, Chinois, Cambodgiens, Vietnamiens, Sénégalais et Maliens, Turcs... Sans oublier et j'y tiens la diversité de nos 25 langues autochtones régionales et minoritaires de Métropole et de nos 50 langues autochtones régionales et minoritaires des Outremers.
En conclusion, on peut dire que:
-les tenants de la laïcité juridique ont raison sur le fait qu'il ne faut pas toucher à la Loi de 1905, car elle est un joyau de compromis et de consensus et que la laïcité est égale à la Loi de Séparation des Eglises et de l'Etat;
-les laïques militants ont raison de dénoncer le communautarisme des militants décoloniaux, car il n'existe qu'une seule communauté: la Nation française, sans aucune autre distinction;
-la gauche marxisante et la gauche républicaine (davantage aile droite) a raison de rappeler que le combat à gauche réside dans l'émancipation, l'égalité et la fin du patriarcat;
-Rokhaya Diallo a raison de souligner le combat spécifique de chaque lutte (féminisme, antiracisme, LGBT+, ...);
-la position d'équilibre à la fois militante et émancipatrice et à la fois consciente de la continuité historique et des rapports interculturels, donc le "synthétisme historique" correspond à ce que devrait défendre les partis à gauche.
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